Les biais cognitifs de l’acquéreur lors des opérations de transmission d’entreprise - épisode 3

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Une tribune d’Olivier Meier, professeur des Universités, et Martine Story, fondatrice des cabinets ALTHEO et EVALTEAM.

Nous poursuivons notre analyse des biais cognitifs à l’œuvre lors d’opérations de reprise – cession d’entreprise par l’étude de deux nouveaux biais : le biais de surconfiance et l’escalade d’engagement.

Le biais de surconfiance

Également appelé biais d’hubris, le biais de surconfiance consiste pour un repreneur à surestimer ses propres capacités et à sous-estimer les défis inhérents à son projet d’acquisition. Ces aspects peuvent concerner successivement l’analyse de la cible, les négociations avec le cédant, avec les différents partenaires financiers de l’opération, puis la prise en mains opérationnelle de la société.

Illustrons ce biais au travers d’un exemple :

Ingénieur agro, Nicolas est cadre dirigeant dans un groupe américain de l’agro-alimentaire, spécialisé dans le domaine des boissons énergisantes. Basé à Paris, il est à la tête d’une filiale de 250 personnes. Fort d’une expérience de plus de 15 ans dans ce secteur d’activité, il aspire à devenir entrepreneur et souhaite reprendre une PME qui fabrique et commercialise des produits alimentaires. Il a une appétence particulière pour le secteur de la confiserie.

Il décide d’initier son projet entrepreneurial, se forme à la reprise d’entreprise et définit le cadrage de son projet d’acquisition, afin qu’il soit compatible avec son apport personnel et ses capacités de financement. Il cible des entreprises d’une vingtaine de personnes.  

Par l’intermédiaire d’un ami, il est rapidement mis en relation avec un dirigeant, proche de l’âge de la retraite, désireux de céder sa chocolaterie en région Rhône-Alpes. Il s’agit d’une belle entreprise de 52 salariés qu’il a créée il y a plus de 25 ans. Cette cible est au-dessus des métriques retenues par Nicolas dans son cadrage de projet, tant en termes de chiffre d’affaires que d’effectif, mais aussi de rentabilité et donc de valorisation.

Nicolas est toutefois confiant dans sa capacité à convaincre le cédant qu’il est l’homme de la situation, mais aussi dans sa capacité à séduire des partenaires financiers pour l’accompagner à financier l’opération d’acquisition.

Lors des différents échanges, le cédant insiste sur les aspects techniques de la production et sur le fait que l’entreprise, une PME avec un fort potentiel de développement commercial, nécessite un très fort investissement personnel du dirigeant. Il recommande également à Nicolas d’être basé à proximité de l’entreprise. Sûr de lui, Nicolas, balaye les inquiétudes du cédant. Après tout, il est ingénieur et expert du secteur. Il a managé plus de 200 personnes et n’est nullement impressionné par la cinquantaine de collaborateurs de l’entreprise. Par ailleurs, il n’envisage pas de déménager et de quitter Paris. Fort de son expérience, sa présence sur place, 2 à 3 jours par semaine, lui semble largement suffisante.

Le cédant souhaite de sa part des garanties quant à sa capacité à financer l’acquisition. Là aussi, Nicolas se montre extrêmement assertif sur sa faculté à convaincre des fonds d’investissement de l’accompagner dans son projet d’acquisition, tant il est légitime à reprendre l’entreprise, par son parcours et par son expérience.

Le cédant est séduit par les qualités commerciales et l’ambition de Nicolas, mais également exaspéré par son arrogance et ses certitudes. Si l’opération doit aller au bout, il fera le « service minimum » lors de la période de transition, car ce « monsieur je sais tout » l’insupporte déjà.

Convaincu de son expertise, Nicolas décide, contre l’avis de ses conseils qui souhaitent l’orienter vers des auditeurs spécialisés, de réaliser lui-même certains aspects des audits technique et commercial, prenant ici le risque de passer à côté d’importantes failles du modèle.

Nicolas est un homme pressé. Dès l’opération réalisée il initie rapidement d’importants changements stratégiques à opérer, ignorant les spécificités culturelles de l’entreprise, au risque de déstabiliser les équipes et de s’exposer à des démissions en cascade.

Le biais de surconfiance est ici un piège pour le repreneur d’entreprise, car il lui laisse penser qu’il dispose d’une vision et de compétences supérieures aux risques réels de l’opération. Pour pallier ces chausse-trappes, le repreneur doit être conscient de ses propres limites et s’entourer de regards critiques, capables de tempérer ses décisions et d’objectiver les choix stratégiques pour assurer une reprise pérenne de l’entreprise.

L’escalade d’engagement

L’escalade d’engagement est un biais cognitif conceptualisé par 2 chercheurs français, Joule et Beauvois en 2002. Le principe est simple et redoutable : plus un individu est engagé dans un processus, plus il lui est difficile de s’en désengager. Ce concept s’applique particulièrement bien à la transmission d’entreprise, où l’on observe que plus un repreneur ou un cédant a investi du temps, de l’argent et des efforts, plus il lui est difficile d’abandonner son projet, en dépit de signaux négatifs qui peuvent émerger en cours de processus.

Illustrons ce principe au travers d’un exemple :

Jacques a créé il y a maintenant 22 ans une entreprise qui fabrique des équipements scéniques. Il est à la tête d’une équipe de 28 personnes. Sa marque est devenue une référence dans son secteur d’activité. Il est sollicité sur toute la France. Pour parvenir à ce résultat, il n’a pas ménagé ses efforts et continue à sillonner la France plusieurs jours par semaine. Il y a quelques années, il a été approché par un repreneur qui s’intéressait à sa société, mais le projet de cession avait avorté au moment du COVID. Liée au secteur évènementiel, sa société avait été très impactée et il lui a fallu plusieurs années pour renouer avec la rentabilité d’avant COVID, rendre son entreprise à nouveau attractive, et lui permettre d’obtenir la valorisation espérée.

En début d’année, à 63 ans, Jacques, fatigué, décide de relancer son projet de cession. Pour cela, il se fait accompagner par un conseil en cession d’entreprise. Ce dernier l’informe que le processus de cession va durer sensiblement 8 à 12 mois. Pour Jacques, le plus rapide sera le mieux. Le cabinet-conseil se met au travail, élabore les différents documents de présentation et approche des acheteurs potentiels. Plusieurs d’entre eux sont intéressés. Jacques rencontre 4 acteurs du secteur, intéressés par son entreprise. 2 d’entre eux confirment leur intérêt et leur souhait de faire une offre. C’est ainsi que Jacques reçoit 2 lettres d’intention. Son conseil négocie les termes de ces 2 offres.

À l’issue des négociations, une offre se distingue en termes de valorisation, et elle convient à Jacques. C’est ainsi qu’en mai, une lettre d’intention est contresignée avec un industriel du secteur. Le closing est prévu pour septembre. Jacques est serein, la relation avec l’acheteur est bonne et le processus se déroule normalement. Il aura vendu à la rentrée. Dans la foulée, les audits sont organisés. Là aussi tout se déroule normalement. Jacques et son conseil abordent alors le volet juridique de la cession, accompagnés par un avocat d’affaires. Les premiers échanges sont cordiaux. La date de signature du protocole et de la garantie d’actif-passif est programmée pour fin juin.

Cependant, la première version du protocole, rédigée par les avocats de l’acheteur, tarde à arriver, malgré les relances de son avocat. Jacques et son conseil voient les jours, puis les semaines défiler, les vacances se profilent et toujours pas de projet de protocole en vue. Son conseil monte au créneau de façon plus assertive. Dernière semaine de juin, le projet de protocole arrive enfin, mais un sujet n’est absolument pas conforme aux négociations. Il concerne la période d’accompagnement de Jacques. Initialement fixée à 1 mois, elle est désormais de 6 mois, non rémunérée. L’acheteur arguant que Jacques est l’homme-clé de l’entreprise et que sa présence est indispensable à sécuriser l’opération, le temps de recruter et de former son successeur. Pour l’acheteur, il s’agit d’un point non négociable ; c’est la condition sine qua non pour maintenir un closing à la rentrée. C’est à prendre ou à laisser. Jacques est furieux, S’il avait eu cette information au début des échanges, il n’aurait jamais contractualisé avec cet acheteur. Son conseil lui suggère d’ailleurs de refuser et de relancer de nouvelles négociations, mais Jacques est fatigué, et il s’est tellement projeté sur l’après-cession qu’il finit par accepter, à son corps défendant.

Tel qu’illustré dans cet exemple, dans un contexte de transmission d’entreprise, l’escalade d’engagement peut ainsi conduire des repreneurs ou cédants à accepter des éléments qui les auraient amenés à rompre les négociations s’ils avaient été connus plus tôt dans le processus. Le rôle des conseils et la mise en œuvre d’une stratégie claire comportant un certain nombre de lignes rouges en amont du projet permettent d’éviter certains écueils.