Lâcher-prise et stratégie : Le double défi des transmissions d'entreprises familiales en France

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Fiscalité complexe, charge émotionnelle, difficultés à lâcher prise : c'est ce que révèle le premier Baromètre de la Transmission des entreprises familiales, publié par EY, For Talents, FBN France et OpinionWay, le 8 octobre dernier. L’enquête expose ainsi les défis de la transmission intrafamiliale, alors que la moitié des ETI françaises changeront de mains d'ici 2035.

Les résultats de l’enquête sur la transmission des entreprises familiales, élaborée par EY, For Talents, FBN France et OpinionWay, qui a interrogé 183 dirigeants, transmetteurs et receveurs confondus, démontrent que l’enjeu du passage de témoin dans une société est de taille : les entreprises familiales représentent 71% des entreprises françaises, 73% des ETI, et génèrent 65% de la valeur ajoutée nationale ainsi que 69% des emplois. Or, la moitié de ces ETI familiales sera transmise dans les dix prochaines années. Un défi d'autant plus critique que la France accuse un retard par rapport à l'Allemagne et l'Italie, tant sur le nombre d'ETI que sur le taux de transmission réussi.

Une volonté de transmission forte mais une mise en œuvre complexe

La bonne nouvelle : 92% des dirigeants interrogés souhaitent transmettre leur entreprise, et 83% privilégient la voie intrafamiliale. Mieux encore, 90% des receveurs ayant hérité de l'entreprise envisagent de transmettre à leur tour, un chiffre qui grimpe à 96% à partir de la troisième génération. Un véritable cercle vertueux s'installe donc au fil des générations.

Les motivations sont doubles. Pour 80% des transmetteurs, il s'agit avant tout de pérenniser l'entreprise familiale et ses valeurs. Mais 34% évoquent également une dimension stratégique : confier les rênes à une génération mieux connectée aux évolutions du marché. Côté receveurs, 68% veulent faire évoluer l'entreprise et 52% relèvent un défi entrepreneurial. Des ambitions qui portent leurs fruits : 63% constatent un développement économique et stratégique depuis la transmission, avec des priorités clairement identifiées : digitalisation, transition écologique, internationalisation et croissance externe.

Pourtant, le baromètre révèle que la réalité est moins rose qu'il n'y paraît : 40% des dirigeants n'ont pas encore entamé de démarche opérationnelle de transfert du capital ou du pouvoir. Plus préoccupant encore, seuls 9% des dirigeants de plus de 65 ans ayant déclaré vouloir transmettre sont totalement en retrait des fonctions opérationnelles et du capital.

Le poids insoupçonné de la dimension émotionnelle

Si la complexité juridique et fiscale est bien réelle avec 32% des transmetteurs citant des charges fiscales trop lourdes et 22% évoquant la complexité juridique, l’enquête souligne que c'est la dimension émotionnelle qui constitue le véritable talon d'Achille de la transmission.

Ainsi, plus d'un cédant sur deux (54%) craint de transmettre un fardeau à ses enfants. Du côté des receveurs, 50% redoutent de ne pas être à la hauteur, 40% craignent que leur prédécesseur ait du mal à lâcher les rênes, et 50% appréhendent les tensions familiales. « Transmettre une entreprise à laquelle on a donné toute sa vie est souvent vécu comme une disparition symbolique par le dirigeant sortant », explique Blandine Pessin-Bazil, associée chez For Talents.

Cette charge émotionnelle se traduit par des transmissions souvent imparfaitement préparées. Dans un cas sur deux, le processus n'était pas structuré ou formalisé au moment de la transmission. Résultat : 65% des receveurs estiment qu'ils auraient modifié au moins un aspect du processus, notamment une meilleure anticipation (15%), une communication améliorée (17%) ou un ajustement du timing (21%).

Le pacte Dutreil, outil incontournable mais à double tranchant

Sur le plan fiscal, le pacte Dutreil s'impose comme l'outil de référence, mobilisé dans 85% des transmissions. Ce dispositif permet d'éviter une charge fiscale dissuasive qui conduirait à la vente partielle ou totale de l'entreprise. D'ailleurs, 76% des transmetteurs prennent en charge les droits de transmission sur leur trésorerie personnelle ou via des dividendes.

Mais comme le note le Baromètre, le pacte Dutreil a ses limites. Utilisé le plus souvent dans une logique de répartition égalitaire entre les enfants, il peut créer des déséquilibres problématiques. Lorsqu'un seul enfant est réellement opérationnel, cette égalité mathématique peut engendrer un sentiment d'injustice : celui qui s'investit dans la création de valeur perçoit des dividendes équivalents à ses frères et sœurs non impliqués. Le fractionnement égalitaire du capital peut également conduire à des situations de blocage dans la prise de décision.

« C'est injuste sur le papier, mais juste dans les faits. Celui qui travaille doit avoir plus », témoigne un dirigeant interrogé. Un dilemme entre égalité et équité qui nécessite clarté et communication pour éviter tensions et ressentiment.

La gouvernance, clé de voûte d'une transmission réussie

Face à ces défis, la gouvernance émerge comme le facteur décisif de réussite dans l’enquête. Plus de 90% des transmetteurs déclarent avoir mis en place une gouvernance d'entreprise, avec 61% intégrant des administrateurs indépendants, signe d'une professionnalisation accrue.

Mais, c'est surtout la gouvernance familiale qui fait la différence. Alors que les générations fondatrices fonctionnaient sur la base d'une gouvernance tacite et informelle, 75% des receveurs ont mis en place une gouvernance familiale structurée : chartes familiales, conseils de famille, holding familiale (39% des cas), assemblée familiale ou séparation claire des rôles.

L'impact est mesurable : 74% des transmetteurs et 88% des receveurs estiment que la gouvernance familiale a eu un effet important sur la fluidité du processus de transmission. Elle contribue également à apaiser les tensions familiales et à améliorer la qualité des décisions stratégiques.

« Une transmission n'est pleinement durable et réussie que si elle s'entretient », souligne Caroline Mathieu, déléguée générale de FBN France. « Cela passe par une animation des actionnaires, une adhésion au projet familial, la formation des nouvelles générations, les rituels familiaux et une communication ouverte. »

Un bilan positif malgré les difficultés

Le baromètre E&Y met en lumière le fait que malgré les obstacles, les transmissions abouties portent leurs fruits. Ainsi, 97% des dirigeants ayant transmis se déclarent satisfaits, et 88% des receveurs constatent un renforcement de la pérennité de l'entreprise. Les relations familiales s'en trouvent même consolidées : 95% des transmetteurs et 98% des receveurs estiment que leur relation est bonne ou s'est améliorée.

« La transmission intrafamiliale n'est pas seulement une continuité, elle constitue un levier de renouveau stratégique et de croissance », affirme Antoine Moittié, associé responsable du marché Entrepreneurs chez EY. « Anticiper ce moment avec le receveur, véritable entrepreneur, c'est préserver un patrimoine économique unique, soutenir l'emploi et renforcer l'ancrage territorial des entreprises sur le long terme. »

Un message d'autant plus crucial que l'échec de ces transmissions menacerait des pans entiers de l'économie nationale : disparition de savoir-faire, d'emplois, de brevets, fragilisation face aux investisseurs étrangers et affaiblissement de la souveraineté économique française.

Samorya Wilson