Le Président de BDO France et Président d’honneur du Conseil supérieur Philippe Arraou, membre également du Board IFAC, l’organisation mondiale de la profession du chiffre, s'exprime sur le projet de suppression des mandats de commissariat aux comptes dans les PME, à deux jours de la manifestation prévue par la CNCC et son Président Jean Bouquot contre ce dernier.
Vous qui êtes en charge des relations internationales de la profession française du chiffre et qui siégez au Board de l’IFAC, l'organisation mondiale, que pensez-vous du projet de suppression des commissaires aux comptes dans les PME ?
La suppression du CAC pour les PME serait dramatique à tous les niveaux. Tout d’abord, pour une profession qui ne mérite pas ce sort après avoir toujours servi dignement l’intérêt général et avoir toujours su s’adapter aux évolutions économiques et aux attentes des politiques. C’est un partenaire de confiance indispensable pour les pouvoirs publics comme pour les entreprises, qu’il faut maintenir en force et non affaiblir. Ensuite, ce serait une erreur pour notre économie nationale qui a besoin de sécurité et de stabilité, notamment pour son secteur de PME, qui génère plus de la moitié de l’emploi et de la collecte d’impôt. Enfin, à l’échelle internationale, ce serait un énorme gâchis car la France est l'Etat qui a la meilleure pratique du CAC PME dans le monde, ce qui intéresse énormément de pays.
L’outil développé par la Compagnie, le Pack PE, est une adaptation des normes ISA aux petites entités. Il est utilisé aujourd’hui dans une vingtaine de pays d’Europe, d’Afrique et d’Amérique latine, dans le cadre de conventions que j’ai négociées personnellement, souvent financées par la Banque Mondiale. C’est la référence dans le monde et il véhicule une excellente image de la France. J’ai organisé une conférence sur l’audit PME à Paris en janvier 2016 avec la Compagnie, où sont venus des représentants de plus de 40 Etats de tous les continents. Je me bats à l’IFAC pour que la normalisation internationale soit aussi une affaire pour les PME. La France est le champion en la matière et son savoir-faire est reconnu. Le perdre serait un énorme gâchis, et très mal vécu par tous les pays qui nous accordent leur confiance.
Le Ministre ne peut pas limiter son analyse à la seule directive européenne. Mais la profession doit aussi entendre la demande d’alléger la contrainte sur les entreprises. Il faut donc trouver une voie médiane qui réponde aux attentes de tous. C’est le sens de la proposition du Président de la Compagnie. Le commissariat aux comptes de la PME doit évoluer, se simplifier, se clarifier afin d’être compris et accepté. Ce serait un changement drastique, tout en restant une mission légale. Ce faisant, la France garderait sa position de référence à l’échelle mondiale.
Les grands cabinets d’audit seront-ils les gagnants de cette réforme si elle devait aboutir ?
Aucun cabinet n’a à gagner dans ce projet. Dans l’immédiat, ce serait une perte importante de chiffre d’affaires pour tout le monde. A titre d’exemple, BDO France perdrait près de la moitié de son CA en audit. Et dans nos bureaux régionaux, ce serait jusqu’à 80 % de nos mandats, comme la plupart des confrères. A très court terme, ce serait l’arrêt de l’activité d’audit pour de très nombreux professionnels et pour certains même, une fermeture de leur cabinet.
Bien sûr, la conséquence sera une concentration inévitable de l’offre sur le marché. Mais il est faux de dire que les happy few seront gagnants. Leur chiffre d’affaires ne pourra pas se développer sur un marché en forte récession et l’audit sera une activité de plus en plus marginale, au profit d’activités de conseil en plein développement. N’écartons pas le risque du désintérêt total pour l’audit. Les conditions d’exercice sont devenues de plus en plus difficiles avec une surveillance excessive et chronophage, et une très forte tension sur les prix. L’augmentation des risques et l’absence de rentabilité pourraient bien conduire les grandes firmes vers d’autres choix stratégiques. La profession de l’audit est agressée depuis plusieurs années et ne pourra continuer à encaisser des coups indéfiniment.
Enfin, je pense que la forte diminution du nombre de professionnels ne servira pas les intérêts de ceux qui resteront en activité car cela affaiblira l’ensemble de la profession. Celle-ci est riche et forte de sa diversité et de sa quantité, ce qui est utile à sa représentativité et sa crédibilité. La réduction de la demande et donc de l’offre serait le déclenchement d’une spirale qui tirera indubitablement vers le bas, sans savoir jusqu’où ? Le projet du ministre peut avoir pour conséquence de pousser les professionnels à sortir des activités réglementées, ce qui serait très grave. Utiliser nos compétences dans une seule relation mercantile avec nos clients, en dehors de toute notion d’intérêt général, serait renier la culture française !
A l’heure de la dématérialisation de la comptabilité et du développement de l’économie numérique, quel est l’avenir de la profession du chiffre ?
La profession s’est toujours adaptée aux évolutions sociétales et technologiques, et en a toujours été le fer de lance pour les implémenter dans les entreprises. Aujourd’hui, les méthodes de travail des cabinets, que ce soit en expertise comptable ou en audit, sont largement dématérialisées. Nous sommes non seulement des consommateurs de l’automatisation mais des acteurs majeurs. Nos méthodes de travail et notre périmètre d’intervention changent mais nous ne disparaitrons pas.
Il ne faut pas oublier que la fonction première de la profession est d’apporter de la sécurité. A l’origine de nos textes, la comptabilité était l’unique système d’information des organisations, ce qui a permis de définir les rôles de la profession. Aujourd’hui, les systèmes d’information incluent de nombreuses données autres que comptables et les professionnels du chiffre, que ce soit pour des missions contractuelles ou légales, sont confrontés à des systèmes complexes, qu’ils doivent comprendre, contrôler et certifier. De plus, les risques attachés à la dématérialisation sont nouveaux et importants, avec des conséquences potentiellement effroyables. Les particularités de l’économie numérique ne font que renforcer les besoins de sécurité, auxquels seuls les professionnels du chiffre peuvent répondre par leurs règles d’éthique et d’indépendance, au-delà de leurs compétences techniques. Ils resteront les partenaires incontournables des entreprises, mais également des pouvoirs publics.
Que pensez-vous de la manifestation organisée par la CNCC le 17 mai 2018 ?
Cela peut surprendre pour une profession habituellement dans l’ombre, mais ce n’est pas la première fois. Je me souviens avoir participé à une manifestation organisée par la Compagnie contre la LME il y a 10 ans avec le Président Baillot. Je trouve qu’il est malheureux de devoir descendre dans la rue pour se faire entendre dans ce pays, mais il faut y voir de la colère et de l’exaspération : c’est l’ultime moyen quand on n’est pas compris. L’action du Président Bouquot demande à être saluée et suivie par tous les professionnels et leurs collaborateurs, mais également les étudiants qui font le choix de l’audit, car il en va de l’avenir de chacun. Les propositions de la Compagnie sont raisonnables et compatibles avec la volonté de réforme du ministre, et nous espérons bien que notre démonstration de force aidera à les faire accepter.
Propos recueillis par Hugues Robert