Frédéric Fréry est professeur en stratégie à l’ESCP Europe. Ses recherches portent sur l’innovation stratégique et sur l’évolution des entreprises. Il est notamment co-auteur de Stratégique, le manuel de stratégie le plus utilisé dans le monde francophone. Il a été nommé à titre honorifique Professeur à l'Ecole Centrale Paris. Il a été Visiting Scholar à la Stanford University et Visiting Professor à l’Université du Texas à Austin.
Fréderic Fréry, les chefs d’entreprise et professionnels du monde entier se pressent à vos conférences. Attendent fébrilement de vous entendre sur la théorie de la dinde. Rient souvent aux éclats. Quand ils devraient plutôt pleurer, non ?
Le modèle de la dinde a été proposé par le logicien britannique Bertrand Russel. Imaginez une dinde inductiviste, c’est-à-dire capable de tirer des règles générales de l’observation d’événements particuliers. Cette dinde constate que son bien-être s’améliore tous les jours : on la nourrit de mieux en mieux et le fermier est toujours plus attentif à son confort. Etant inductiviste, elle établit une règle générale : son bien-être va continuer à s’améliorer, puisque c’est ce qu’elle a toujours constaté. Or, en tirant cette règle générale de ses observations, elle est incapable de prévoir qu’elle finira brutalement en rôti à Noël. Tous les responsables d’entreprise qui tirent des enseignements de l’observation du passé, tous ceux qui estiment que leur succès passé est un bon prédicteur de leur succès futur sont dans la même situation que cette dinde. L’observation des événements passés ne nous permet pas d’anticiper les événements futurs.
Revenons à cette théorie de la dinde que je me risque, sous votre contrôle, à résumer en deux lignes : en extrapolant sa condition au quotidien - bien nourrie, bien au chaud - la dinde conclut que les humains sont là pour la nourrir et qu’elle n’a à s’inquiéter de rien. Puis arrive Noël… Aujourd’hui en France comme ailleurs, pour les entreprises dites classiques, établies, c’est un peu Noël tous les jours, non ?
Nous vivons effectivement une période de remise en cause de nombreux modèles économiques. Le taux d’équipement en smartphones, l’accès quasi universel à Internet et les techniques de géolocalisation permettent de construire des plateformes numériques qui concurrencent bien des entreprises établies. C’est ce que font par exemple Airbnb, Blablacar ou Leboncoin. En référence à la plateforme de location de voitures avec chauffeur Uber, c’est ce qu’on appelle l’uberisation de l’économie : des entreprises intégrées, riches de leurs actifs et de leurs salariés, sont concurrencées par des plateformes numériques regroupant des indépendants, prestataires et clients, qui s’évaluent mutuellement. Ce phénomène touche un nombre grandissant d’industries, de la banque au conseil, du transport à l’énergie, de l’édition à l’assurance et de l’hôtellerie aux services à la personne.
Etait-il possible de s’y préparer mieux ? Quelles entreprises ont été moins dindes que les autres ? De quoi tirent-elles leur salut : de la culture de leur pays, de leur secteur d’activité, de la typologie de management qui y est exercé ?
Puisque par principe on ne peut pas anticiper l’imprévu, la solution est d’être capable de s’y adapter. Les entreprises qui résistent mieux que les autres aux turbulences sont donc celles qui savent se montrer agiles, qui privilégient l’adaptabilité à l’adaptation, qui restent toujours ouvertes à l’innovation. C’est effectivement une question d’état d’esprit, mais avant tout de management : par nature, le management cherche à optimiser, à accroître l’efficience, à exploiter les ressources, alors que l’agilité implique d’explorer, de remettre en cause l’existant et d’accepter les erreurs. La clé du succès durable, c’est l’arbitrage entre exploration et exploitation.
Quelles leçons devrions-nous en tirer, pour les professionnels que nous sommes, pour les chefs d’entreprise que nous conseillons ?
La leçon principale est que le succès n’est jamais définitif. Il peut même précipiter votre chute. En effet, plus vous avez trouvé un modèle économique lucratif et pertinent, plus vous serez tenté de l’exploiter. Peu à peu, vous négligez toutes les ressources et compétences qui ne sont pas utiles à ce succès. Bientôt, vous devenez le grand spécialiste du modèle qui marche. Jusqu’au jour où l’environnement change, les conditions concurrentielles évoluent, le contexte réglementaire est modifié ou la technologie progresse. Subitement, vous devenez le grand spécialiste du modèle qui ne marche plus. Le sillon que vous avez creusé devient votre tombe.
Parlons management, justement. Je vous cite : "En mode projet (fonctionnement uberisé), on a recours à des compétences adaptées à chaque situation ; en entreprise, on ne travaille pas avec les meilleurs, on travaille avec ce qu’on a !". Du coup, on hésite à trembler ou sauter de joie.
Au Moyen-Age, l’économie fonctionnait en mode projet : pour construire des cathédrales ou monter une expédition aux Amériques, on trouvait un financeur, on recrutait les compétences nécessaires pour la durée du projet et on louait les équipements nécessaires. Le gros inconvénient de ce système est son coût en cas de récurrence : si on veut produire en série, il faut à chaque fois retrouver des financeurs et des prestataires et louer des équipements. C’est la raison pour laquelle, après la Renaissance et surtout avec la révolution industrielle, l’entreprise s’est peu à peu imposée par rapport au mode projet : en rassemblant des actionnaires, en possédant des actifs et en employant des salariés, on peut avoir une activité récurrente de manière beaucoup plus efficiente qu’en mode projet. Le problème, cependant, est qu’effectivement on est obligé de travailler avec les actifs qu’on détient, là où le mode projet permet de mobiliser les ressources et les compétences les plus adaptées à chaque situation. Quelle que soit la puissance ou la richesse d’une entreprise, la vaste majorité des personnes les plus compétentes dans son domaine sont salariées par quelqu’un d’autre. Le mode entreprise est par définition moins agile que le mode projet.
Ce fameux "mode projet" signe-t-il la fin de l’entreprise telle qu’on l’a connue avant 2014 ?
Nous assistons en effet à un extraordinaire retournement de l’histoire. Du fait des technologies de communication, d’Internet, des smartphones, il devient moins coûteux de fonctionner en mode projet qu’en mode entreprise, même pour des tâches récurrentes. Par conséquent, tout comme l’entreprise s’est imposée il y a deux ou trois siècles car elle était plus efficiente que le mode projet, c’est désormais le mode projet qui devient le plus rentable. Ce retournement de la logique économique est porteur de formidables opportunités.
OK, va pour l’espoir ! D’ailleurs, de l’espoir, il semble que l’uberisation en offre finalement beaucoup. Je pense notamment à cette phrase de Frédéric Mazzella, CEO de Blablacar, que vous reprenez parfois et qui résume ainsi son idée : "Blablacar, c’est le stop avec la confiance." (Quand on sait que Blablacar affiche plus de Paris-Marseille que la SNCF…). Confiance, élément consubstantiel à l’ubérisation ?
George Akerlof, prix Nobel d’économie en 2001, a notamment souligné les inefficiences qui apparaissent dans un marché lorsque certains acteurs détiennent des informations que les autres n’ont pas. La défiance peut profondément nuire à la performance collective, au point d’empêcher certaines transactions. Une des grandes réussites de Blablacar, d’Airbnb, de Uber ou de eBay, c’est de permettre des échanges entre des inconnus, qui ne se sont jamais vus et qui ne se reverront jamais. Les évaluations que nous recevons à chaque fois que nous achetons ou que nous vendons sur Internet sont des signaux d’information essentiels, qui créent une confiance réciproque, transitive et surtout peu coûteuse. En fait, la capacité à créer de la confiance entre des inconnus est une des compétences clés des plateformes numériques. Si jamais la défiance s’instaure sur une plateforme, elle est irrémédiablement compromise.
"Oser la confiance" est le thème de nos Universités d’Eté. Et vous, en quoi avez-vous confiance ?
"Oser la confiance" est un beau thème. La confiance est en effet le moins coûteux des mécanismes de coordination, mais c’est aussi un des plus faciles à corrompre. Pour ma part, en tant qu’observateur de la vie des entreprises depuis plusieurs décennies, j’ai confiance dans la capacité des entrepreneurs à toujours trouver des solutions innovantes. Bien entendu, certains sont perturbés lorsque leurs recettes établies ne fonctionnent plus, mais ceux qui sont capables de toujours se montrer agiles peuvent durablement connaître le succès et assurer ainsi notre prospérité collective.
A propos
Cet article provient du numéro 93 du Francilien, la revue des experts-comptables région Paris Ile-de-France.