Interview de Philippe Arraou, Président du Conseil supérieur de l’Ordre des experts-comptables.
Vous venez de succéder à Joseph Zorgniotti à la tête du Conseil supérieur de l’Ordre, rupture ou continuité ?
Joseph est non seulement un ami mais nous avons fait campagne en binôme en 2012-2013 pour proposer un programme validé par le suffrage des élections au Conseil supérieur. L’alternance à la présidence était prévue, annoncée et a logiquement été respectée ; elle s’inscrit dans le cadre de la mandature 2013-2017, placée sous le slogan : "mieux servir les cabinets pour leur permettre de mieux servir les entreprises".
Si le programme reste le même, je vais cependant inévitablement apporter une touche personnelle, liée à mon parcours et à mon domaine de compétences.
Vous êtes connu dans la profession pour être très engagé au niveau européen et international, vous étiez d’aillurs vice-président en charge de ces questions. Faut-il en déduire que votre présidence sera davantage tournée vers l’extérieur que vers l’intérieur de nos frontières ?
Je ne pense pas qu’il soit pertinent d’opposer la dimension internationale et la dimension nationale de notre politique professionnelle.
En effet, les réformes que nous avons engagées dès 2009 visent à donner aux experts-comptables les moyens de répondre concrètement aux demandes du marché. Or ce marché de l’expertise comptable est en train de s’européaniser sous l’effet de la directive services. Afin de pouvoir continuer demain à servir au mieux nos clients dans un environne- ment européen compétitif, les experts-comptables français doivent pouvoir disposer des mêmes outils que leurs homologues européens. L’enjeu du marché européen de l’expertise comptable, c’est le marché de l’accompagnement global (full service) des entre- prises, mais c’est aussi celui des missions de conseil et de services à forte valeur ajoutée.
On le voit bien, c’est au niveau européen que se jouent les contours futurs de notre exercice pro- fessionnel. Il convient dès lors d’agir à ce niveau, beaucoup plus fortement que jusqu’à présent, afin de faire valoir au niveau européen ce qui mérite d’être défendu et promu dans le modèle français de
l’expertise comptable.
La France est l’un des pays européens qui réglemente le plus l’expertise comptable, n’est-il pas illusoire d’espérer imposer aux 27 autres Etats de l’Union européenne notre modèle professionnel ?
Il ne s’agit pas d’imposer notre modèle, mais de déceler ce qui fait sa force et son intérêt, non pas pour nous-mêmes mais pour nos clients, pour notre économie, et pour les pouvoirs publics nationaux et européens. Or, en faisant l’effort de prendre un peu de distance vis-à-vis des différences formelles de réglementation, nous nous apercevons assez rapidement que nous partageons de nombreux points communs avec un certain nombre de nos voisins.
La Commission européenne n’est pas nécessairement hostile à la réglementation ; elle sait l’accepter dès lors que son utilité est démontrée, qu’elle est justi- fiée par un impératif d’intérêt général, proportion née et non discriminatoire en raison de la nationa lité. Elle l’a prouvé avec la réglementation sur l’audit. Concernant la réglementation française de l’exper- tise comptable, j’estime qu’elle répond aujourd’hui en tous points aux impératifs de la directive services. Ce sont nos clients et les pouvoirs publics qui sont les premiers bénéficiaires de notre devoir d’indépen- dance, de nos règles déontologiques, de nos normes d’exercice, de notre niveau de qualification...
La grande particularité du "modèle" français de l’expertise comptable, dans le contexte actuel de défaut de confiance systémique, c’est qu’il fait preuve d’équilibre entre la logique de marché dans laquelle s’inscrit l’intégration européenne et la logique d’intérêt général poursuivie par sa réglemen- tation. Bref, loin d’être ringarde, je suis convaincu que cette "French touch", ce trait d’union entre les sphères publiques et privées, est un modèle de compromis susceptible d’intéresser de nombreux Etats, en Europe et dans le monde.
Si la profession française est un modèle, pourquoi devrait-elle encore fournir des efforts ?
Ce qui a sauvé notre profession à de nombreuses reprises dans son histoire, c’est qu’elle a toujours su se remettre en cause pour évoluer et s’adapter à l’environnement économique, aux besoins du marché, mouvants par définition. Notre modèle d’exercice professionnel n’est pas figé. L’expert-comptable du 21e siècle n’a plus grand-chose à voir avec l’expert-comptable des années 70. La révolution numérique est passée par là…
… Justement, vous faites du numérique un des grands axes prioritaires de votre action. Faut-il en conclure que cette révolution n’a pas été totalement assimilée ?
Le numérique est une révolution permanente qui a des conséquences de plus en plus importantes sur notre métier, pour la simple et bonne raison qu’il contribue autant à améliorer notre productivité comptable qu’à dévaloriser progressivement la mission de base sur laquelle est assise notre prérogative d’exercice. On comprend bien dès lors que la survie de l’immense majorité des cabinets qui en dépendent encore beaucoup, passe par un relèvement de la valeur ajoutée apportée à leurs clients. Or, qu’attendent les clients de leur expert-comptable, aujourd’hui plus que jamais ? La réponse est toujours la même : pouvoir se concentrer sur leur cœur de métier et leur développement, et obtenir facilement et rapidement des réponses à leurs questions ; c’est-à-dire, pouvoir externaliser les fonctions supports de l’entreprise et trouver un conseil pluridisciplinaire de qualité.
Pour y arriver, un certain nombre de verrous devaient être levés. C’était l’objectif des réformes que nous avons menées, comme ça l’est de certaines dispositions de la loi Macron nous concernant. L’expert-comptable français du 21e siècle doit pouvoir accompagner l’entrepreneur dans tous les aspects de son quotidien et travailler en réseau pour lui apporter les compétences spécifiques dont il aurait besoin, tout en gardant la possibilité d’exercer dans une structure à taille humaine. C’est notamment la raison pour laquelle nous sommes extrêmement favorables à l’interprofessionnalité d’exercice, particulièrement avec nos amis avocats et notaires.
Et le numérique dans tout cela ?
J’y viens. L’émergence du travail en réseau, mais aussi les enjeux posés par notre vocation de tiers de confiance (en d’autres termes, "d’agent de sécurité" de l’information comptable, fiscale, sociale et financière), comme les enjeux posés par notre "marque" d’expert-comptable (c’est-à-dire ce qui est véhiculé par notre titre, notre qualité, notre signature d’expert-comptable) se retrouvent dans les défis posés par la dernière révolution numérique et dont le Cloud est le symbole.
Il est vital que tous ces défis soient bien appréhendés par les membres de notre profession, qu’ils soient analysés et rendus accessibles pour chacun.
C’est la raison pour laquelle notre prochain congrès de l’Ordre, qui se tiendra à Paris du 30 septembre au 2 octobre 2015, aura pour thème : "l’expert-comptable numérique".
D’une manière générale, un enjeu majeur des deux années à venir sera de permettre à l’ensemble des cabinets de s’approprier les réformes de la profession et de prendre collectivement le virage numérique et qualitatif. J’ai à cœur l’unité de notre profession ; personne ne doit rester sur le bord du chemin, il en va de notre intérêt à tous en tant que profession. Certes, il n’appartient pas au Conseil supérieur de se prononcer sur les choix stratégiques, qui relèvent de chaque cabinet, mais il lui revient de donner les moyens à chacun de pouvoir faire ces choix stratégiques librement et en connaissance de cause. C’est notamment l’objet de tous les congrès de la profession depuis 2012, qu’il s’agisse de l’expert-comptable entrepreneur, du capital humain, ou des nouveaux marchés et nouvelles missions.
Avoir les moyens d’évoluer, c’est une chose, être capable de le faire savoir en est une autre…
Certes. C’est bien la raison pour laquelle j’ai décidé de faire de la communication, et plus précisément du marketing des cabinets, un autre axe majeur de mon action à la tête du Conseil supérieur.
J’avais déjà eu l’honneur d’ouvrir une voie, au nom de l’Institution, en qualité de rapporteur du Congrès de l’Ordre de 2012 dont le thème était « l’expert- comptable entrepreneur ». Pour la première fois, ou presque, nous évoquions à grande échelle pour nous-mêmes, et non pour nos clients, des problématiques telles que la définition d’une stratégie d’entreprise, le positionnement sur un marché, la notion de marque professionnelle, la définition d’offres de services, la mise en œuvre de nouveaux modes d’organisation et, last but not least, le marketing… presque un “gros mot” alors. A cette occasion, des outils élaborés par le Conseil supérieur et destinés à aider les experts-comptables à mettre en œuvre une démarche entrepreneuriale dans leurs propres cabinets (je pense notamment au guide du marketing) avaient été fournis.
Le Conseil supérieur va évidemment poursuivre ses travaux sur ces sujets, mais avec des moyens renforcés puisque le marketing des cabinets fera désormais l’objet d’une commission de plein exercice, dotée de moyens de production plus conséquents qu’auparavant. Par ailleurs, les cordonniers étant souvent les plus mal chaussés, nous avons également souhaité que le Conseil supérieur se dote de compétences spécifiques pour mieux faire connaître et diffuser auprès des cabinets les outils de qualité qu’il produit déjà en nombre.
Avec la fin de l’interdiction totale du démarchage voulue par le législateur européen, l’enjeu de la communication dans notre profession c’est finale ment celui de notre capacité collective à faire valoir notre éthique professionnelle comme boussole de notre « faire savoir » ; il en va de la crédibilité de la profession et de sa capacité à continuer d’inspirer la confiance de ses clients. Il n’est pas question que notre profession devienne une jungle. Les experts- comptables peuvent compter sur le Conseil supérieur et les Conseils régionaux pour veiller au respect de nos règles déontologiques. Entre le développement d’une communication dynamique et un démarchage outrancier il y a un fossé que nous ne franchirons pas ! Je veillerai personnellement à ce que cette évo lution de nos pratiques n’outrepasse pas les valeurs fondamentales qui ont fait jusqu’à aujourd’hui la force et l’honorabilité de notre profession.
La déontologie revient souvent dans vos propos, s’agit-il de votre carte maîtresse au moment où vous souhaitez conduire les experts-comptables à s’intéresser davantage au secteur public ?
Sans aucun doute ! Si nos compétences professionnelles et nos règles déontologiques sont utiles aux entreprises, aux associations et même aux par ticuliers, notamment par la sécurité et la confiance qu’elles génèrent, il n’y aucune raison qu’elles ne le soient pas tout autant pour les collectivités publiques, soumises à des contraintes budgétaires et de gestion de plus en plus fortes. Qu’il s’agisse de missions d’attestation, de missions d’aide à la gestion, de missions de conseil… notre profession, par sa mission d’intérêt général, par son caractère réglementé, par sa déontologie, par son indépendance, a sans aucun doute un rôle vertueux à jouer auprès des collectivités publiques.
Le Conseil supérieur engagera à destination de l’ensemble de la profession une action massive de formation aux spécificités du secteur public, afin que le potentiel de ce vaste champ d’intervention soit mis à la portée de chacun.
Un dernier mot ?
Oui, au 69e Congrès de l’Ordre, Emmanuel Macron nous a déclaré avoir besoin des experts-comptables pour lui faire remonter des idées concrètes destinées à redresser l’économie française.
J’ai donc décidé, avec les organisations représentatives de la profession, de lancer Eureca, la "boîte à idée" des experts-comptables. Qui de mieux que nous, premiers conseils de proximité des entrepreneurs de France, pour identifier les freins qui pèsent sur la croissance de nos clients mais aussi les clés de leur succès ?
J’invite donc les experts–comptables à se rendre massivement sur notre site internet http://eureca.experts-comptables.com/ pour faire valoir leur expérience de terrain et partager leurs propositions pour la croissance.