Tribune de Grégoire Leclercq, Président d'Itool Systems, éditeur de logiciels de comptabilité et de gestion en ligne.
Le mot « ubérisation » a été consacré parmi les 12 mots les plus cités de l’année 2015. A tort ou à raison, il occupe désormais le champ médiatique, économique, politique, entrepreneurial.
Le paysage
Tout le monde s’accorde à dire que sous les efforts conjugués de l’émergence du numérique, de la forte augmentation du volume de travailleurs indépendants et de l’évolution des habitudes de consommations des Français, une révolution de nos modèles économiques se fait jour. Pour les uns, cette révolution est le synonyme de nombreuses menaces qu’il faudrait absolument contrôler, et pour d’autres au contraire d’opportunités sans précédent.
Il y a toujours eu des « disrupteurs » qui répondent à un besoin non satisfait des consommateurs. Leur arrivée sur un marché bouscule le modèle économique des acteurs historiques et, en général, ils automatisent des tâches, inventent des produits, démocratisent certains types de biens ou de services. Souvent, la rupture est technologique, réglementaire, organisationnelle. Enfin, ils attaquent les secteurs monopolistiques, où la clientèle est insatisfaite1.
Il existe un flou réel sur la définition même du terme « ubérisation ». Or, il est important de bien faire la différence entre économie collaborative, économie du partage, gig economy, disruption et ubérisation, dont le seul point commun est de s’appuyer sur une digitalisation généralisée de nos modes de vie, la France étant désormais première du classement européen et en 4ème place du classement mondial sur les services en ligne proposés par l’administration, les infrastructures de télécommunications, et le niveau d’éducation des habitants2.
Dernier élément conjoncturel, la consommation de biens et de services subit une révolution qui va en s’accélérant. Les Français sont de plus en plus impatients, ils hésitent de moins en moins à s’affranchir de certaines règles, ils sont simultanément en demande de considération et de transparence, ils plébiscitent les circuits courts, et ils recherchent une expérience de consommation où le taux d’effort et les contraintes soient les plus faibles possibles3. Ce comportement, très marqué chez les particuliers, s’étend progressivement aux entreprises.
Impact du collaboratif : rien de nouveau
Les partages de biens et services, d’éducation, de production, de gouvernance sont devenus un réflexe, notamment chez les plus jeunes. Ces pratiques renforcées par un usage massif des réseaux sociaux, poussent le consommateur à faire « communauté » et donc à mettre en commun des biens, des services, des avis, des expériences, des productions. Pour autant, on ne partage pas un expert-comptable. Tout au plus, on recommande son expert comptable à sa communauté. Et il est vrai que, sur ce point, la réputation devient un enjeu majeur pour les cabinets. Mais jusque là, rien de nouveau.
L’intermédiation : un vrai levier
C’est sur la base d’une large insatisfaction - ressentie ou réelle - que de nombreuses startups émergent pour attaquer un marché en faisant la promesse d’un meilleur service, plus transparent et plus immédiat. Mais aussi sur une capacité à intermédier pour référencer.
La capacité pour une start-up à référencer les experts-comptables selon de nombreux critères (adresse, notation, spécialité, prix, disponibilité, ancienneté) apporterait un réel avantage au client final. Et comme Booking ou TripAdvisor/La Fourchette, l’impact à moyen terme est évident : la relation clients est coupée entre le client et le cabinet, par la plateforme qui devient à la fois la marque de référence et le pourvoyeur de nouveaux clients. C’est une défragmentation du marché à prévoir.
La valeur ajoutée du cabinet
A l’heure de l’automatisation des tâches, des architectures Cloud, des espaces de travail collaboratifs et des portails « clients », la valeur ajoutée du cabinet évolue vers du conseil de plus haut niveau. La piste souvent évoquée est celle du rapprochement des professions comptables avec des professions d’avocats, d’huissiers et de notaires. Mais la loi française l’interdit alors que le besoin est particulièrement marqué chez les TPE et PME qui ne comprennent pas pourquoi il leur faut 4 interlocuteurs pour traiter le panier des « contraintes administratives et comptables ». On retrouve notre fameux taux d’effort qui laisse une place à prendre à l’acteur qui saura proposer le package global.
Expliquer le partage de la valeur
Avant l’arrivée des logiciels de Gestion et de Comptabilité, le mode de saisie traditionnel était purement manuel. Mais avec l’arrivée des premiers logiciels, puis avec leur généralisation dans le mode Cloud, les entreprises ont bien compris qu’elles réalisaient elles-mêmes une large part du travail. Cette redistribution des taches affecte celles des experts-comptables, mais ce n’est que le début ! Demain, les logiciels d’intégration bancaire complets, de révision de bout en bout, de vérification de tenue de comptes, d’établissement des actes juridiques, de télé-déclaration directe à la DGFIP risque de faire passer l’expert pour « accessoire » dans l’établissement de ces documents, et de le ramener à l’éternel sujet de sa valeur ajoutée. Pas de conseils, pas de disponibilité : pas d’expert !
L’expertise est challengée… mais n’est pas morte !
Cette révolution est vécue par quelques cabinets comme une menace mais c’est aussi une rare opportunité. Parmi les nombreux axes de réactions : se réjouir que la profession soit petit à petit dépoussiérée, ne pas compter sur la réglementation pour s’en sortir, optimiser ses processus et ses outils, développer de nouvelles compétences en conseil, tableaux de bord, prévisionnel, maitrise de la donnée… D’autre part, il faut adopter les mêmes cahiers des charges que les disrupteurs : une relation clients excellente, un conseil supérieur qui fédère autour d’outils et d’initiatives.
1 Etude “Les Moulins” : La profession va-t-elle se faire ubériser ?
2 Etude “United nations e-government survey 2014” : e-government for the future we want
3 Observatoire Sociovision : La société française au miroir d’Uber