Interview, François Molins, Procureur de la République de Paris

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 François Molins, Procureur de la République de ParisAprès l’école nationale de la Magistrature (ENM), en 1979, François Molins a mené sa carrière au sein ou à la tête de plusieurs parquets, dont ceux de Carcassonne, Angers, Bastia ou Lyon.
En 2001, il rejoint la Chancellerie à la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), avant de prendre en charge, en 2004 et pendant près de cinq ans, le deuxième tribunal de grande instance (TGI) de France, comme procureur de Bobigny. En 2009, il est appelé à diriger le cabinet du ministre de la Justice, d’abord sous Michèle Alliot-Marie, puis sous Michel Mercier. En 2011, il devient procureur de la République de Paris, le plus important TGI de France.

Vous avez réuni autour de vous, l’an passé, les professionnels soumis à une obligation de déclaration de soupçon dans le cadre de la lutte contre le blanchiment d’argent sale et le financement du terrorisme. Plus particulièrement, qu’attendez- vous des experts-comptables ?

S’agissant des professionnels du chiffre, il est vrai que le parquet s’adresse plus directement aux commissaires aux comptes, qui ont une obligation de révélation des faits délictueux.
Les experts-comptables sont dans une situation différente puisqu’ils sont tenus par le code monétaire et financier de déclarer, non pas au parquet, mais à Tracfin, les sommes inscrites dans leurs livres ou les opérations portant sur des sommes dont ils savent, soupçonnent ou ont de bonnes raisons de soupçonner qu’elles proviennent d’une infraction, passible d’une peine privative de liberté supérieure à un an, ou d’une fraude fiscale, ou encore participant au financement du terrorisme.
À cet égard, Tracfin reçoit au total plus de 25 000 déclarations de soupçon chaque année. En 2012, cela s’est traduit ensuite par 522 signalements, qui sont portés par Tracfin auprès des parquets français, dont une part très importante au seul parquet de Paris. Nous sommes donc, à ce titre, sensibles à la vigilance des professionnels de l’expertise-comptable.
Plus précisément, compte tenu du positionnement particulier que leur confère leur prérogative d’exercice en matière de tenue, de révision et d’arrêté des comptes, les experts- comptables occupent une place prépondérante dans ce dispositif.

Cela reste, malgré tout, un exercice délicat, compte tenu du rôle de conseil que jouent les experts-comptables auprès de leurs clients ?

C’est un exercice certes malaisé, mais dont l’objectif dépasse les intérêts particuliers des parties prenantes, pour se situer au niveau de l’intérêt de la société toute entière et qui lui donne sa légitimité.
Je crois d’ailleurs que le message commence à être bien ancré dans le comportement des professionnels de l’expertise- comptable, puisque nous dénombrons, sur toute la France, 145 déclarations de soupçon à Tracfin en 2013, en augmentation par rapport à 2012.
En outre, cette obligation de déclarer son soupçon dès qu’il apparaît, permet au professionnel de se préserver d’un risque pénal. Non pas du risque qui ressort de l’absence de déclaration, mais de celui lié à la complicité de l’infraction principale.
Pour autant, le fait de ne pas signaler n’emporte pas systématiquement complicité.

Comment doit s’exercer la vigilance de l’expert-comptable ?

De ce point de vue, le code monétaire et financier est un outil souple et complet.
L’article L 561-15 de ce code dispose que doivent être déclarées les sommes ou les opérations dont vous soupçonnez, dont vous avez de bonnes raisons de soupçonner, dont vous savez qu’elles proviennent d’une infraction passible d’une peine privative de liberté supérieure à un an ou participent au financement du terrorisme.
 Les conditions dans lesquelles s’inscrit ce soupçon sont, vous le constatez, particulièrement souples, à tel point que la doctrine a même pu parler de "ressentiment".
Vous n’avez, en toute hypothèse, pas à qualifier avec certitude les faits frauduleux, que l’on nomme l’infraction sous-jacente, ce qui évite bien des questions sur la nécessité ou non de déclarer.
J’ajoute qu’il faut être rapide – mais pas hâtif – et précis, c’est-à-dire pouvoir montrer que vous avez fait toutes les vérifications que l’on est en droit d’attendre d’un professionnel normalement diligent.
Il faut enfin, bien entendu, être de bonne foi, c’est-à-dire agir sans intention de nuire.

Comment la déclaration de soupçon parvient-elle jusqu’à vous ?

C’est à Tracfin qu’il revient d’exploiter la déclaration qui lui est faite. Le parquet n’intervient nullement à cestade, car il s’agit encore d’un soupçon qui mérite d’être étayé. Tracfin prend le temps de faire les vérifications nécessaires et, après analyse, de décider, ou non, de saisir le parquet.
Ce "tri" est nécessaire et constitue la garantie d’une saisine des parquets sur les bases les plus solides possibles, ce qui permettra ensuite aux investigations de la police judiciaire de se développer dans les meilleures conditions.

C’est à ce stade que l’infraction est qualifiée juridiquement ?

Le parquet n’a pas de compétence liée par rapport à un signalement de Tracfin.
Nous analysons à notre tour le signalement qui nous est transmis, sans être tenus par la qualification pénale proposée par Tracfin dont, bien souvent, il ne ressort pas de qualification définitive.
Finalement, c’est un peu comme une photographie qui nous serait soumise : si certaines sont plutôt claires avec un grain plus ou moins fin, d’autres sont sombres et floues…
Il nous appartient alors, au niveau du parquet, de trouver la bonne qualification à l’infraction signalée.
Une enquête préalable est confiée aux services de police afin de déterminer si l’infraction est constituée. Si elle ne l’est pas, nous classons sans suite. Si nous considérons qu’elle l’est et si le dossier est suffisamment étayé, nous poursuivons directement, notamment par la voie de citation directe. Dans le cas contraire, un juge d’instruction est saisi de l’affaire, en particulier dans les circonstances les plus graves.
Pour résumer, à la différence des investigations menées par Tracfin, nous disposonsen tant qu’autorité judiciaire, de moyens coercitifs que Tracfin n’a pas. C’est d’ailleurs pour cela que dans les cas les plus complexes un juge d’instruction est saisi.

En matière de criminalité économique, constatez-vous une recrudescence ?

Bien que ce ne soit pas nouveau, nous constatons une recrudescence de la criminalité économique dans la contrefaçon. Je pense notamment au tabac, qui génère des profits importants. Mais il y a également le textile, les médicaments, les pièces détachées de l’industrie aéronautique ou automobile… ce qui constitue de véritables dangers pour la santé et la sécurité publique.
Nous constatons une porosité de plus en plus importante entre l’économie légale et le crime organisé. Je pense notamment aux stupéfiants, où les trafiquants réinjectent le produit de leur trafic dans la contrefaçon, puis réutilisent les profits générés dans leur activité de stupéfiants… C’est une forme de noria, avec une activité que l’on peut qualifier de multicartes.

Il semblerait que les réseaux mafieux soient de plus en plus intéressés par l’économie légale ?

Il y a une plus grande porosité, c’est certain. On l’a vu dernièrement avec l’opération "virus" : une élue voulait récupérer en Suisse de l’argent dont elle avait hérité et qui en réalité provenait du trafic de stupéfiants, recyclé dans les circuits bancaires classiques.

Comment peut-on expliquer cette recrudescence ?

En réalité, beaucoup d’argent sale circule dans le monde.
Les criminels jouent en permanence avec les différentes législations pour parvenir à le blanchir. C’est un jeu de cache-cache sans fin avec les autorités. Les malfaiteurs font un arbitrage permanent entre réglementation, coût économique et risque pénal.
En réalité, la criminalité organisée n’a pas de zones de prédilection. Elle joue avec les brèches qui existent dans nos législations. Il leur suffit de les identifier puis de les exploiter.
Cela va donc au-delà du problème de coopération entre pays. Prenez par exemple la fraude à la taxe carbone. Des sommes colossales de plusieurs milliards d’euros sont concernées.
Comme il existe une interconnexion de plus en plus forte entre les circuits de blanchiment et les circuits criminels, le parquet de Paris adopte une approche transversale, qui consiste à faire travailler ensemble des services, qui ont des compétences différentes, pour mieux appréhender ces phénomènes.

Vous attachez une importance particulière à la lutte contre l’exercice illégal de la profession d’expert-comptable. Existe-t-il un lien ?

La sincérité et la clarté des comptes sont des conditions essentielles au bon développement de l’économie. Les experts-comptables sont des acteurs majeurs de cette transparence. Nous le constatons, des officines illégales favorisent les multi immatriculations. Plus généralement, derrière l’exercice illégal, il n’est pas rare de trouver un système frauduleux beaucoup plus large.
Il faut à leur encontre un traitement musclé. Cela fait partie des objectifs de la section financière.

Comment cela se traduit-il dans les faits ?

Il y a une cinquantaine de saisines par an. Dès que l’infraction est caractérisée, nous exerçons des poursuites devant la 11e chambre correctionnelle du tribunal de Paris, spécialisée dans les infractions économiques et financières.
L’Ordre de Paris Île-de-France dispose d’un service qui prépare très bien les dossiers, préalablement à la plainte. Cela facilite grandement la tâche.
Des peines significatives sont aujourd’hui prononcées.
Elles peuvent même aller jusqu’à la prison ferme, notamment lorsque l’infraction est panachée avec d’autres faits répréhensibles…

L’exercice illégal de la profession d’expert-comptable concerne-t-il des profils particuliers ?

Dans ce domaine, nous rencontrons une population très diverse. Il peut s’agir aussi bien de débutants que de réitérants qui, bien que rappelés à l’ordre, poursuivent leur activité illicite.
Il y a ceux qui ont presque obtenu leur diplôme, mais auxquels il manque un petit peu et qui décident malgré tout d’exercer ; il y a ceux qui ont exercé dans les entreprises ou en cabinet et qui, en fin de carrière, souhaitent ainsi mettre à profit leur expérience.

A propos

francilien85Cet article provient du numéro 85 du Francilien, la revue des experts-comptables région Paris Ile-de-France  qui comprend notamment un dossier sur la formation en alternance.

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