La commission des affaires juridiques du Parlement européen a adopté le 13 octobre dernier, un projet de simplification des règles de durabilité qui réduisent drastiquement le périmètre de la directive sur le reporting de durabilité (CSRD) et du devoir de vigilance, au risque de transformer ces textes ambitieux en coquilles vides.
Présentées comme une « simplification » des règles européennes, les modifications votées par la commission des affaires juridiques du Parlement européen, par 17 voix contre 6, le 13 octobre 2025, se traduisent en réalité par un resserrement drastique du périmètre d’application de la directive sur le reporting de durabilité (CSRD) et du devoir de vigilance. Le coup de rabot est spectaculaire : désormais pour le reporting extra-financier, seules les entreprises dépassant 1000 salariés et 450 millions d'euros de chiffre d'affaires resteraient concernées, soit un seuil qui exclut des milliers d'entreprises jusque-là tenues de rendre des comptes.
Les entreprises de moins de 1000 salariés n’auraient qu’une obligation volontaire de reporting, fondée sur des lignes directrices non contraignantes. Les rapports sectoriels deviendraient eux aussi facultatifs, et les normes existantes seraient simplifiées pour privilégier des données purement quantitatives, au détriment d’analyses qualitatives pourtant cruciales pour comprendre les impacts environnementaux et sociaux. Une logique qui encourage les entreprises à faire le moins possible, alors que la crise climatique et les attentes sociétales n’ont jamais été aussi pressantes.
Devoir de vigilance : un champ réduit à la portion congrue
Le même esprit de restriction s’applique à la directive sur le devoir de vigilance. Seules les entreprises de plus de 5 000 salariés et dont le chiffre d’affaires dépasse 1,5 milliard d’euros seraient concernées.
Les obligations d’évaluation et de prévention des risques liés aux droits humains et à l’environnement deviennent ainsi l’apanage d’une poignée de grands groupes européens et internationaux.
Autre changement majeur : l’approche fondée sur les risques remplacerait la vigilance systématique. Les entreprises ne seraient tenues de demander des informations à leurs partenaires commerciaux que lorsqu’il existe une perspective plausible d’incidence négative. Autrement dit, il faudra attendre qu'un problème survienne pour s'en préoccuper, soit le contraire d'une démarche préventive.
La responsabilité civile resterait définie au niveau national, et non européen, avec un plafond d’amende maintenu à 5 % du chiffre d’affaires mondial. Cette renationalisation des sanctions risque d’ouvrir la porte à un véritable dumping juridique. Rien n'empêchera donc les grands groupes de choisir d'implanter leur siège social dans les États membres les plus cléments en matière de durabilité. Un scénario qui viderait encore davantage de sa substance un dispositif déjà considérablement affaibli.
Le paradoxe d’une responsabilité inversée
L’un des aspects les plus surprenants du texte tient à la restriction imposée aux grandes entreprises dans leurs relations avec leurs partenaires commerciaux. Selon les eurodéputés, afin d’éviter une « surcharge administrative » pour les PME, ces dernières ne pourront plus se voir demander des informations allant au-delà des normes volontaires.
Ainsi, les grands groupes soumis à la CSRD ne seront plus autorisés à exiger les données ESG (environnementales, sociales et de gouvernance) nécessaires à la production de leur propre reporting réglementaire lorsque leurs sous-traitants ou fournisseurs n’entrent pas dans le champ d’application. Autrement dit, le texte interdit aux grands groupes d'être exigeants envers leurs sous-traitants, tout en leur demandant de rendre compte de l'ensemble de leur chaîne de valeur, une situation paradoxale qui risque de brouiller la fiabilité des rapports extra-financiers.
En voulant soulager les petites entreprises, le Parlement introduit une incohérence structurelle : les entreprises les plus exposées aux risques de réputation et de responsabilité ne pourront plus s’assurer que leur chaîne de valeur respecte les standards qu’elles affichent. Une situation qui pourrait favoriser l’opacité et affaiblir les efforts de durabilité, alors même que les consommateurs et les investisseurs réclament toujours plus de transparence.
L’UE à contre-courant des appels à maintenir son leadership
Ce recul réglementaire intervient alors que plusieurs acteurs majeurs appellent l’Europe à maintenir son leadership en matière de durabilité. La Banque centrale européenne (BCE) alerté sur les dangers d’une simplification excessive et l’International Accounting Standards Board (IASB), organe mondial de normalisation comptable, a également mis en garde contre un allègement des règles de durabilité qui nuirait à la comparabilité internationale des données.
De la même façon, et de nombreuses entreprises responsables qui ont investi massivement dans la structuration de leurs démarches ESG, plaident pour le maintien d'exigences ambitieuses. Pour elles, ce cadre réglementaire constituait un avantage compétitif et un facteur de différenciation. Le nivellement par le bas risque donc de décourager les bons élèves engagées dans la durabilité.
L'ironie de cette régression européenne réside dans le fait que la Chine de son côté, maintient le principe de double matérialité dans ses standards de reporting et a renforcé ses exigences en matière de transparence climatique et sociale ces derniers mois, imposant des obligations de plus en plus strictes aux entreprises cotées.
Par ailleurs, certains observateurs voient dans cette simplification des règles européennes une tentative de rapprochement avec les standards américains, traditionnellement moins contraignants. Mais là encore, le calendrier joue contre l'Europe : plusieurs États américains, la Securities and Exchange Commission (SEC) et même de grandes places financières comme New York ont considérablement durci leurs attentes en matière de transparence climatique.
L'Europe, qui avait fait de son Green Deal et de sa taxonomie des investissements durables un étendard de son leadership mondial, risque de se retrouver en position de suiveur. Un recul stratégique majeur alors même que les investisseurs internationaux, les agences de notation extra-financière attendent davantage de transparence.
Prochaine étape : le vote en session plénière
Le projet de la commission des affaires juridiques n’est pas encore acté. Il doit désormais être soumis au vote des députés européens lors de la prochaine session plénière. Si le Parlement approuve ce mandat, des négociations avec les gouvernements de l’UE pourront s’ouvrir dès le 24 octobre 2025, en vue d’un accord final sur le texte.
Reste à savoir si les États membres et la Commission européenne valideront ce démantèlement et céderont à la tentation du « moins-disant » réglementaire. La réponse dira beaucoup de l'ambition européenne en matière de transition écologique et de sa crédibilité sur la scène internationale. Elle dira aussi si l'Union est capable de maintenir une cohérence juridique minimale entre ses membres, ou si elle accepte de voir se fragmenter son marché unique au gré des stratégies de localisation des entreprises.
Samorya Wilson