Comment adapter d'urgence nos business models ?

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Dans cette période turbulente et sans savoir si d'autres types de chamboulements vont se produire, il est difficile pour les entreprises d'adapter leur business model et de savoir si elles font les bons choix stratégiques. Lors d'un webinaire organisé par Walter France en partenariat avec la DFCG, Karine Havas, Directrice générale et financière d'Ikea France, et Anne-Sophie Alsif, économiste au sein de think tanks dont BSI Economics, ont répondu aux questions de Pascal Ferron, Vice-Président de Walter France.

« Les prévisions sont difficiles surtout quand elles concernent l'avenir » disait Pierre Dac. Impossible de mieux résumer le ressenti des entreprises deux mois après le déconfinement.

Après le déni, un management plus transversal et une meilleure planification

Chez Ikea France, à l'instar de la grande majorité des entreprises françaises, le choc du confinement a été vécu de plein fouet. « Malgré le fait que nous voyions ce qui se passait dans les pays touchés avant nous, nous avons sous-estimé la profondeur de cette crise dans les premiers jours du confinement » avoue Karine Havas. « Après dix jours et dix nuits de cellule de crise, nous avons fait le constat que nous ne tiendrions pas ainsi dans la durée. Nous passions trop de temps à analyser, réfléchir et décider au sein des mêmes organes de gouvernance. Alors nous nous sommes posés et nous avons modifié notre façon de faire et de décider. » La gouvernance n'était pas assez agile et les équipes travaillaient en silo, par fonction. Le premier levier de l'adaptation a donc été de créer des forums transversaux et pluridisciplinaires qui ont permis de gagner en agilité. Ce changement s'est fait par la force mais spontanément et très rapidement car il était vital.

Le deuxième changement fondamental a été de passer d'un reporting bi-mensuel à un rolling forecast hebdomadaire avec une analyse quotidienne des résultats. C'est-à-dire des prévisions actualisées au jour le jour. Cette nouvelle planification a très bien fonctionné et a été mise en place en un temps record, grâce à la pression de l'urgence et à l'évolution des métiers de la fonction finance entamée dès 2018.

Un autre changement a été le passage du modèle phare d'Ikea « payez et emportez » à une activité de pure player en ligne, avec le développement de nouvelles activités comme le Click and Drive. Pendant la crise, un service web d'aide à la vente a été créé pour garder le contact avec le client.

La quatrième évolution a été l'incroyable accélération des outils d'analyse et de prévision du groupe. Pendant la crise, Karine Havas avait beaucoup de difficulté à avoir de la visibilité. Grâce au networking et à une cellule de data analystes, ceux-ci ont pu avoir des informations sur les pays en avance de phase, modéliser ce qui s'était passé concrètement chez eux, trouver des tendances en tenant compte des stimuli gouvernementaux et créer des clusters de pays. Ces nouveaux outils d'intelligence artificielle et ces nouveaux métiers (data analystes, business navigateurs...) avaient été initiés en 2018 en parallèle de l'évolution de son business model et les pré-requis étaient donc en place. Karine Havas constate : « En quelques semaines, nous avons gagné six à douze mois. La crise a accéléré la stratégie pensée auparavant. Ces outils ont été plus facilement mis en place et utilisés. »

Depuis la réouverture des magasins le 25 mai, le groupe n'est plus tout à fait le même, renforcé par cette crise qui a été un accélérateur de la transformation déjà entamée. Dans ce contexte, son indépendance et sa solidité financière ont été des atouts déterminants.

De nouveaux indicateurs extra-financiers pour mesurer le niveau d'efficience des PME

Dans cette crise extraordinaire, les indicateurs financiers ne permettent plus, à eux seuls, de mesurer le niveau d'efficience des PME. Anne-Sophie Alsif a participé aux travaux de définition de nouveaux indicateurs prenant en compte des variables plus qualitatives, telles que la contribution de l'entreprise au PIB, les changements de production (par exemple, les entreprises qui se sont mises à fabriquer des masques), les caractéristiques juridiques et patrimoniales, l'intégration dans le tissu local, la meilleure interaction des entreprises entre elles, etc.

Cette crise a montré une forte évolution des modèles de consommation et de travail, la plus importante étant la forte hausse du télétravail. D'une manière générale, les entreprises se sont adaptées extrêmement rapidement, avec un temps de préparation restreint. Globalement, le télétravail a généré des gains de productivité d'environ 13 %. Ces nouvelles formes d'emploi, en améliorant la productivité, ont permis aux entreprises agiles de créer de la valeur dans un contexte de confinement. Lorsqu'un tel changement de l'organisation génère de la valeur, cet indicateur doit être pris lui aussi en compte dans les indicateurs extra-financiers.

Des modifications dans les processus de production

A ce jour, personne ne sait si le monde va devoir affronter une seconde vague du virus. Dans tous les cas, les questions sont nombreuses. Le comportement des consommateurs va-t-il changer durablement ? S'oriente-t-on vers davantage d'indépendance économique ? Le risque de hausse du chômage va-t-il entraîner une montée du protectionnisme ? La production va-t-elle être relocalisée ? S'oriente-t-on vers une « régionalisation de la mondialisation » ? L'investissement des entreprises va sans doute rester modéré et va affecter sa contribution à la croissance. C'est en conséquence vraiment la consommation intérieure qui peut être le moteur de la reprise.

Par ailleurs, la hausse du taux d'endettement des entreprises, qui ont massivement eu recours au PGE, va-t-elle impacter la compétitivité de la France et la part de marché des entreprises ? Comment celles-ci vont-elles faire face à leur endettement avec des taux de marge qui vont baisser de 5 % ou plus ? Les plans de soutien gouvernementaux vont être déterminants pour les aider à passer le cap.

Une maturité écologique et environnementale

Pour Anne-Sophie Alsif, cette crise a accéléré la maturité environnementale des entreprises. Elles ont pris conscience qu'elles devaient intégrer l'écologie dans leurs processus de production, en ayant par exemple une réflexion sur le traitement des denrées périssables, en travaillant avec son voisin pour gaspiller moins, etc.

Karine Havas et ses équipes, de leur côté, ont pris conscience de l'importance de communiquer sur leur rôle sociétal. Le groupe produit 131 % de l'énergie qu'il consomme, a des panneaux solaires et des parcs éoliens, recycle les meubles en seconde main, utilise des bouteilles en plastique recyclées pour la fabrication de cuisines etc. et ne communiquait pas ou peu sur ces aspects par humilité. Depuis la crise, il a pris conscience de l'importance de le faire savoir pour jouer pleinement son rôle de leader, de précurseur, pour montrer l'exemple et donner envie à d'autres entreprises de suivre cette voie.

Les cinq leçons à retenir de la crise pour les entreprises

Selon Karine Havas, cinq enseignements peuvent être retenus pour gérer au mieux une entreprise.

1) Toute crise est une formidable opportunité d'accélération des projets de transformation. Ce qui est latent explose !

2) Il est impératif de faire preuve d'audace et de créativité. L'attentisme peut être un réflexe pour « voir comment ça se passe ». Erreur fatale ! L'audace et l'opportunisme doivent être développés à l'échelle d'une entreprise comme au niveau de l'individu.

3) Le mode de gouvernance en silo a fait son temps. Travailler en transversal permet de gagner en productivité et en réactivité.

4) Toutes les équipes dirigeantes doivent prendre le lead et se résoudre à prendre des décisions en acceptant de ne pas avoir tous les éléments en main.

5) Une nouvelle ère s'ouvre pour les entreprises et pour les marques, qui doivent saisir cette opportunité afin de servir un objectif sociétal.

Pour Pascal Ferron, qui clôturait les débats : « Les entreprises doivent impérativement aller de l'avant, se transformer, mettre en place un management plus agile, bousculer les routines rassurantes en trouvant d'autres moyens de se sécuriser, anticiper avec les outils et les intuitions ad hoc les nouvelles habitudes des consommateurs, parfois en faisant certains paris audacieux, intégrer l'écologie durable et responsable dans tous leurs processus, faire preuve d'encore plus de créativité pour faire évoluer leurs produits, leurs services mais aussi leur management, tout en essayant de maintenir une indépendance financière. Cette agilité vaut également pour les business models, qui ne doivent plus être figés mais s'adapter en permanence, être remis en cause, faits, défaits et refaits, toujours plus efficaces, toujours plus ambitieux ! Et surtout, ne pas confondre stratégie avec la vision à long terme qui doit demeurer et tactiques d'adaptation permanentes à court terme. »